Enes Kanter, une cible dans le dos

Enes Kanter, une cible dans le dos

Depuis la tentative de coup d’état en Turquie à l'été 2016, Enes Kanter est devenu un paria dans son pays et même au sein de sa propre famille.

Shaï MamouPar Shaï Mamou  | Publié  | BasketSession.com / MAGAZINES / Portrait
A la lumière de la mésaventure rencontrée par Enes Kanter ce week-end dans un aéroport roumain, il nous a paru bon de revenir sur ses rapports très compliqués avec son pays d'origine. En octobre 2016, nous avions consacré un petit portrait à l'intérieur du Oklahoma City Thunder dans le numéro 59 de REVERSE. Le voici dans son intégralité. Enes Kanter est un gai luron. L'intérieur d'Oklahoma City est l'une des personnalités les plus appréciées du vestiaire depuis son arrivée en février 2015. Blagueur et grande gueule, le Turc a notamment développé une « bromance » très drôle avec Steven Adams, avec lequel il forme le duo des « Stache Brothers », parodie moustachue des « Splash Bros » de Golden State. Kanter est aussi passé à la postérité pour sa propension à se moquer ouvertement de certaines icônes de la ligue sur Twitter, comme récemment Kevin Garnett, qui « a finalement pris sa retraite six ans après ses genoux ». Culotté pour un garçon dont le seul fait d’armes en NBA est la signature d'un contrat, à l'époque colossal, de 70 millions de dollars sur quatre ans et un record de points pour un joueur international au Nike Hoop Summit. C'est justement ce côté irrévérencieux qui l'a rendu si populaire au Thunder, où sa bonne humeur au quotidien a été précieuse pour encaisser le départ de Kevin Durant. A vrai dire, Enes a sacrément le moral et le sourire pour un jeune homme dans sa situation. Derrière les vannes et les fantaisies pileuses se cache une histoire assez glaçante et dont aucun autre joueur en NBA ne peut véritablement saisir la portée. Pas même son nouveau coéquipier à OKC Ersan Ilyasova ou le joueur des Pelicans Omer Asik, bien plus discrets concernant leurs liens avec leur terre natale. A 24 ans, Kanter vient d'être renié par sa famille et a de solides chances de se retrouver derrière les barreaux si l'envie lui prend de retourner en Turquie. En cause, son soutien affiché à Fethullah Gülen, l'homme que le président turc Recep Tayyip Erdogan a désigné comme le commanditaire du coup d'état avorté du 15 juillet 2016 et qui a entraîné la mort de 290 personnes.

Renié par ses parents et menacé de mort

Lui qui s'était déjà attiré les foudres d'Ankara en critiquant le président par le passé, ne s'est pas contenté de défendre Gülen et d'affirmer qu'il s'agissait d'un complot ourdi par Erdogan lui-même. Il s'est livré corps et âme au prédicateur en exil dans une lettre publiée par le Daily Sabah. Le lexique utilisé est davantage celui d'un dévot que d'un athlète de haut niveau habitué à réagir à une victoire ou à une défaite.

« Je sacrifierais mon droit d'entrée au paradis et rirais devant les flammes de l'enfer pour cette cause. L'amour que j'ai pour mon cher maître est plus grand que celui que l'on peut éprouver pour une mère, un père ou un frère. [...] Je sacrifierais ma famille pour cette cause. Résistez, mes frères et mes sœurs, soyez patients. Ne soyons pas les perdants de ce combat jusqu'à la victoire. »

"Je m'excuse d'avoir eu un fils comme Enes. Nous ne souhaitons plus qu'il porte notre nom".
[caption id="attachment_390522" align="alignright" width="300"] La lettre dans laquelle Mehmet a officiellement coupé les ponts avec son fils, Enes Kanter.[/caption] Une tribune qui avait achevé de couper les ponts entre Kanter et sa famille, laquelle avait déjà laissé entendre qu'elle ne cautionnait pas son attitude. Son père Mehmet, professeur d'histologie (l'étude de l'anatomie microscopique) au pays après avoir fait ses études en Suisse, où Enes est né, n'a pas tardé à répondre dans une missive publique.

« C'est avec un sentiment de honte que je m'excuse auprès du président Erdogan et du peuple turc pour avoir eu un fils comme Enes. Nous ne souhaitons plus qu'il porte notre nom. Nous l'avions averti qu'il devait cesser ses liens avec Gülen, mais il a continué à les entretenir et nous n'avons plus de nouvelles de lui depuis plusieurs mois. Il a été hypnotisé et c'est désormais trop tard. »

Des mots extrêmement durs qui auraient chamboulé plus d'un jeune homme du même âge, même un millionnaire de la NBA. Enes Kanter s'est contenté d'un constat bref sur une situation qui semble sans issue.

« Aujourd'hui, j'ai perdu ceux qui ont constitué ma famille pendant vingt-quatre ans. Mon propre père m'a demandé de changer de nom. La mère qui m'a donné la vie m'a rejeté. A compter de ce jour, mon unique famille est celle des membres dévoués de la cause. »

Gülen, "terroriste" ou "homme de paix" ?

Mais qui est ce Gülen pour lequel Enes Kanter a pris tant de risques ? Les sons de cloche divergent au sujet de l'ancien imam d'Anatolie. Erdogan et ses sympathisants, avec lesquels Gülen s'est pourtant brièvement allié au début des années 2000, le décrivent comme un terroriste en puissance et un adversaire de la démocratie incompatible avec les valeurs prônées par l'AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2003. C'est à ce titre que le septuagénaire a été condamné à deux peines de prison à vie ainsi qu'à une sentence additionnelle de... 1900 années de réclusion. [caption id="attachment_390519" align="alignleft" width="300"] Le prédicateur Fethullah Gülen, à qui Enes Kanter a fait allégeance.[/caption] A ce jour, rien ne permet pourtant de relier directement le mouvement Hizmet fondé par Gülen dans les années 70 à la moindre entreprise terroriste ou criminelle. Plusieurs observateurs en Europe et aux Etats-Unis jugent même celui qui vit depuis plus de quinze ans dans le village de Saylorsburg, en Pennsylvanie, plus fréquentable que l'actuel chef d'état turc. En 2001, il avait séduit l'opinion américaine en étant l’un des premiers penseurs musulmans à condamner fermement les attentats du 11 septembre dès le lendemain de l'attaque. Sa volonté de séparer le politique du religieux, son obsession pour l'éducation par les sciences et ses rencontres avec le pape Jean-Paul II ou le grand rabbin israélien Baskhi-Doron pour prôner un dialogue inter-religieux ont également incité la presse mondiale à le considérer plutôt comme un homme de paix. On se gardera bien de faire l'éloge ou le procès de Fethullah Gülen, tant la question est sensible et la problématique difficile à maîtriser pour quiconque n'a suivi que de loin l'évolution du pays depuis la fin du règne d'Atatürk. Il est en revanche indéniable que Gülen gère encore aujourd'hui un réseau influent et puissant financièrement depuis sa résidence américaine. Hizmet s'est largement implanté dans la société turque à travers des activités économiques, un réseau d'écoles, des ONG, des entreprises et une présence dans les secteurs judiciaire et médiatique. La « purge » initiée par Erdogan, avec la mise à pied et parfois l'arrestation de dizaines de milliers de personnes dans toutes les strates de la société, était clairement vouée à briser la toile tissée depuis plus de quarante ans par le prédicateur, qu'il ait fomenté le putsch de l'été dernier ou non. Malgré les requêtes d'extradition répétées d'Ankara, les autorités américaines ont assuré que Gülen ne serait renvoyé en Turquie que si des preuves formelles de son implication dans la tentative de coup d'état leur étaient fournies.

Les Etats-Unis comme terre d’asile

Lorsque l'on avait croisé Enes Kanter dans le vestiaire du Jazz en 2013, après un entretien avec Rudy Gobert à New York, le malaise était déjà palpable concernant la question turque. Affable sur tout ce qui touche de près ou de loin à la NBA, l'éphémère joueur de Kentucky (il a été déclaré inéligible après avoir reçu de l'argent de la part du Fenerbahçe avant son arrivée en NCAA) avait immédiatement coupé court à la conversation, après une simple question sur son éventuel ralliement à l'équipe nationale pour les échéances qui étaient à venir. Un golgoth en costume et à l'air peu commode semblait assurer sa sécurité, de son arrivée au stade jusqu'à sa sortie. Kanter avait peut-être déjà reçu des avertissements, trois ans avant les menaces de mort explicites qui ont accompagné sa sortie médiatique... A l'image de celui dont il est devenu le disciple, il a en tout cas définitivement choisi les Etats-Unis comme asile et terrain d'action. C'est ce qu'il a expliqué lors de son passage à Paris au début de l'été.
"Tout le monde aux Etats-Unis est respectueux de mes croyances et de mon mode de vie".

« Je suis toujours impressionné de voir à quel point tout le monde aux Etats-Unis est respectueux de mes croyances et de mon mode de vie. A Oklahoma City, on m'a immédiatement mis à l'aise en acceptant mes heures de prière et en me dédiant une salle, en comprenant mon souhait de faire le Ramadan ou de manger halal. Parfois, ils font venir de la nourriture halal depuis New York juste pour que je puisse la partager avec mes coéquipiers. Je ne suis pas dans un pays musulman, mais quand je vois ce genre de choses, je me sens chez moi », avait-il raconté à Zaman France.

Le Thunder, qui a fait d'Enes Kanter un joker de luxe, ne peut que se réjouir que son intérieur se sente aussi à l'aise malgré les remous dans sa vie privée. D'abord estampillé « handicap défensif majeur » à son arrivée dans la ligue, le 3ème choix de la Draft 2011 est aujourd'hui une machine à stats en sortie de banc. Il fait d'ailleurs presque figure d'anomalie dans les classements du Player Efficiency Rating (PER) et des Win Shares prônés par les adeptes des statistiques avancées, au milieu d'une pléiade de All-Stars. Un jour peut-être, participera-t-il au gala de février en leur compagnie, avec le nouveau nom de famille qu'il s'est choisi au dos de son maillot : Gülen.
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