Nikola Jokic, portrait nuancé d’un défenseur complexe

Nikola Jokic est-il est bon ou un mauvais défenseur ? La réponse requiert avant tout du contexte et de la nuance.

Nikola Jokic, portrait nuancé d’un défenseur complexe

Le cerveau humain préfère la simplicité à la difficulté. C’est naturel et plutôt de bon sens. Seulement, cette tendance nous pousse souvent à penser de manière manichéenne et laisser de côté la nuance. Bien sûr, ce biais ne nous quitte pas à l’instant où nous lançons notre League Pass pour regarder un match, au hasard celui des Denver Nuggets. On a parfois envie de faire entrer des joueurs comme Nikola Jokic dans des cases.

L’attaque du Serbe, qui semble aller droit vers son troisième titre de MVP, a convaincu la totalité des observateurs. Ses performances appartiennent clairement à la catégorie des prouesses offensives. De l’autre côté du terrain, en revanche, la star du Colorado est loin de faire l’unanimité.

Alors, dans quelle case entre le pivot des Nuggets ? Celle des bons ou des mauvais défenseurs ? Le débat fait rage. Mais la vérité, comme dans la plupart des cas, est sans doute quelque part entre deux avis tranchés. Nikola Jokic est un joueur et, par conséquent, un défenseur énigmatique qu’il faut juger avec une certaine nuance.

Un physique propice au doute

Il y a environ un an, Markieff Morris offrait une description plutôt imagée de notre homme. « Un gras du bide de 130 kilos », portrait-robot peu flatteur, dessiné sous le coup de la colère après une altercation entre les deux joueurs qui a écarté Morris des terrains pendant un bon moment. Ces termes crus reflètent toutefois la perception que beaucoup d’observateurs ont de Jokic.

L’intérieur manque ostensiblement d’athlétisme et c’est un fait. L’accélération de ce passionné d’équitation s’approche plus du poney Shetland que du cheval de course. « Je ne peux pas dunker, les gars », a-t-il un jour assuré à un groupe d’enfants déçus, avant de lamentablement rater sa tentative. L’anecdote résume plutôt bien ses limites sur le plan vertical.

Le scepticisme autour de la défense du « Joker » part de là. Il n’est pas tout à fait le genre de pivot qui enchaîne les contres spectaculaires, comme Myles Turner, ou qui impressionne par sa mobilité, à l’image de Bam Adebayo. Intrinsèquement, Nikola Jokic ne fait pas partie de l’élite défensive de la ligue, c’est sans appel.

Ce défaut est un frein majeur pour lui et le sera sans doute jusqu’à la fin de sa carrière. Cela signifie-t-il nécessairement que le double MVP est un mauvais défenseur ? Non, cela ne suffit définitivement pas à clore le débat.

Physiquement, l’athlétisme n’y est pas, mais la taille demeure un avantage que personne ne peut retirer à la star des Nuggets. Ses 2,11 m restent, quoiqu’il arrive, un problème pour les attaquants. Le simple fait d’être sur le terrain, les bras levés, complique déjà la tache au joueur qu’il a en face de lui.

Cette caractéristique lui permet également de saisir 11,8 rebonds par rencontre — dont 9,5 en défense. Ce chiffre est loin d’être anodin, dans la mesure où cette action est en règle générale celle qui conclut la possession adverse. Les rebonds de Nikola Jokic aident clairement la défense de sa franchise. C’est d’abord grâce à lui que son équipe dispose du cinquième meilleur pourcentage de rebonds défensif de la ligue, 73,4 %, d’autant plus que le Serbe ne les attrape pas par opportunisme.

Le pivot de 128 kg se bat au box out avec une intensité très relevée. Cet aspect du jeu, trop souvent ignoré, souligne à quel point son impact physique est sous-estimé. On ne peut éluder la question en pointant du doigt les lacunes athlétiques du joueur qui, malgré son apparence peu flatteuse, demeure un sportif de très haut niveau et une force de la nature.

L’intelligence défensive de Nikola Jokic

S’il ne peut pas dunker, le quintuple All-Star reste un formidable attaquant. Il contrebalance son manque de vitesse et d’explosivité par une technique et une intelligence de jeu dignes des plus grands. En défense, le même principe s’applique, dans une certaine mesure.

Jokic compense en partie ses lacunes par un bon positionnement et un excellent sens du timing. Cette dimension trouve son illustration sur certaines fins de matches sauvées par un contre du pivot. Ses instincts ont par exemple permis d’assurer une victoire in extremis face aux Raptors la saison dernière. Ces moments font figure d’exceptions, bien entendu, mais montrent que sa défense peut être décisive.

Au-delà de cela, il y a sa concentration, qu’il arrive à maintenir des deux côtés du terrain. Très attentif aux rotations et aux mouvements loin du ballon, l’intérieur se laisse rarement prendre par surprise. Cet effort constant, couplé à ses capacités d’anticipation et d’adaptation, réduit considérablement les dégâts qu’est censé causer son manque d’athlétisme.

« C’est un défenseur intelligent », a témoigné son coéquipier, Jamal Murray, après une victoire contre Toronto ce lundi. « Il connaît les tendances (des joueurs). Il a de très bonnes mains et il oblige (les adversaires) à prendre des tirs contestés. […] Je pense qu’il est sous-estimé, avec ses mains, ses ballons déviés et ses rebonds. Je ne pense pas qu’il soit reconnu à sa juste valeur pour cela. »

Toutes ces qualités, mêlées à la coordination œil-main qu’on loue souvent lorsque l’on aborde la question de son playmaking, en font un défenseur disruptif. Il arrive régulièrement à dissuader ses adversaires en coupant une ligne de passe ou en anticipant un quelconque mouvement. Les Nuggets se sont donc adaptés à sa nature pour créer un système efficace autour de lui.

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Des Nuggets taillés sur mesure

Du fait de ses limites athlétiques, Nikola Jokic n’est pas un bon protecteur de cercle. Face à Denver, les équipes marquent 71,1 % de leurs tirs dans la restricted area en moyenne, le troisième pire pourcentage de la NBA. Le collectif s’est donc construit autour de ce talon d’Achille pour couvrir son franchise player.

Cette saison, les Nuggets sont la 11e défense la plus efficace de la ligue avec 113,2 points encaissés pour 100 possessions. Un succès statistique pour lequel il faut féliciter les spécialistes de l’effectif, ainsi que le front office et le coach.

L’arrivée de Kentavious Caldwell-Pope cet été a fait beaucoup de bien à la franchise. Il en va de même pour celle de Bruce Brown. Les deux ailiers, reconnus pour leur défense, sont des armes de choix pour le coach Michael Malone. Le rookie Christian Braun représente également un bel ajout sur ce plan.

Au-delà de ces recrutements pertinents, les dirigeants ont aussi réussi à composer un effectif qui se démarque par sa taille. La moyenne de 2,01 m de l’équipe est, selon les données de Hispanos NBA, la sixième plus élevée de la ligue à égalité avec les Raptors. Avec Jamal Murray (1,93 m), Michael Porter Jr (2,08 m) et Aaron Gordon (2,03 m) dans le cinq majeur, Denver joue grand la plupart du temps. Et les options ne manquent pas non plus sur le banc.

Gordon, arrivé dans le Colorado en milieu de saison 2020-2021, constitue d’ailleurs un excellent complément pour Nikola Jokic. Son athlétisme et sa verticalité exceptionnels permettent de rattraper les carences du leader.

Grâce à cette construction, les Nuggets sont la cinquième meilleure défense de la NBA à trois points, avec seulement 34,7 % de réussite pour leurs adversaires. Ils contiennent aussi très bien les offensives à mi-distance (40,2 %, huitième meilleur pourcentage) et en dehors de la restricted area dans la raquette (42,2 %, septième).

La franchise sait pertinemment qu’elle ne pourra pas faire de Jokic un protecteur de cercle d’élite. Elle a donc décidé de miser sur le reste, et cela lui réussit plutôt bien, au moins en saison régulière.

Une stratégie pensée pour maximiser le potentiel de Nikola Jokic

Sur le plan tactique, Michael Malone a également fait le nécessaire pour cacher les lacunes de sa star. Le Serbe, en difficulté sur Pick and Roll, préfère généralement défendre en drop. Cette stratégie permet ainsi de mettre sa taille et ses instincts à profit, tandis que sa faible mobilité n’est pas exposée.

S’il sent que la situation lui échappe, le pivot redirige son attention vers le porteur de balle, couvrant la ligne de passe avec son volume imposant. La logique veut que, s’il ne peut pas suivre l’intérieur adverse, il tente de le priver de ballon et de forcer l’attaque à reprendre son action à zéro. L’intelligence, la sienne et celle de son entraineur, prime encore une fois avec ce modèle.

Tout cela ne serait peut-être pas possible si les Nuggets ne pouvaient pas compter sur des joueurs tels que KCP ou Brown, qui naviguent très bien à travers les écrans. Les talents d’Aaron Gordon sont également très précieux dans ces circonstances. Et si certains voient cette adaptation comme la preuve que Nikola Jokic a un impact négatif sur la défense, il n’en est rien.

Maximiser le potentiel de leurs superstars est le travail des 30 front offices et des 30 coaching staffs de la NBA. Il suffit de regarder les favoris de NBA.com pour le trophée de Défenseur de l’année pour se rendre compte que ce cas est tout à fait banal.

Brook Lopez, le premier du classement, est un merveilleux protecteur de cercle. Il peut cependant se concentrer sur cette spécialité grâce à la présence d’un joueur comme Giannis Antetokounmpo, qui excelle par sa mobilité et sa polyvalence, en second rideau. L’un complète l’autre et cela ne fait que renforcer leur efficacité.

Le constat est le même pour Jaren Jackson Jr, qui brille plutôt en tant que helper. L’ancre que représente Steven Adams dans la raquette lui permet de patrouiller librement et de faire ressortir tout son potentiel. La liste des cas similaires est longue comme les bras de Victor Wembanyama.

Tout cela signifie simplement que les Nuggets ont conscience des limites de leur pièce centrale. Encore une fois, Jokic n’est pas intrinsèquement doué pour la défense — bien qu’il compense donc par sa taille et son intelligence de jeu. Mais l’essentiel, c’est bel et bien son impact sur son équipe.

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Que disent les statistiques ?

Les chiffres sont la plupart du temps du côté du double MVP en titre. Là encore, c’est le cas. Si les analytics défensifs à portée de main sont limités et très contextuels, il reste intéressant de pencher dessus avec des pincettes.

La donnée la plus importante est sans doute celle-ci : avec Nikola Jokic sur le terrain, Denver encaisse 7,3 points de moins pour 100 possessions en moyenne, hors garbage time, d’après Cleaning the Glass. Un chiffre impressionnant, qu’il faut toutefois relativiser pour des questions de rotation.

D’abord parce que les meilleurs défenseurs sont généralement sur le parquet, avec lui, et parce que tout est construit autour de lui. Ensuite, car ses remplaçants, surtout DeAndre Jordan en début de saison, ne sont pas toujours d’excellents défenseurs.

Sa présence limite aussi grandement les rebonds offensifs des adversaires (-4,9 %). Cette baisse est principalement de son propre fait, pour des raisons évoquées au préalable. Il faut toutefois veiller à tempérer ce chiffre, là encore, car Aaron Gordon est souvent à ses côtés et attrape 6,8 rebonds.

De même, les joueurs en face tirent beaucoup moins de lancers quand il est sur le terrain (-4,8 tentatives sur 100 tirs tentés). Auteur de seulement 2,6 fautes par match, l’intelligence du Serbe et sa manière de défendre y sont pour beaucoup.

S’il faut bien veiller à prendre ces informations dans leur contexte, force est de constater que Nikola Jokic a un effet positif sur les Nuggets. Cela se traduit par un Defensive Real Plus-Minus de +3 et un Defensive Raptor de +4,7, le deuxième meilleur de la ligue, deux metrics qui quantifient l’impact défensif d’un joueur.

Nikola Jokic est-il un bon ou un mauvais défenseur ?

D’un côté, le talent défensif du pivot est clairement limité par son corps. De l’autre, son impact sur son équipe demeure nettement positif. Alors, en somme, quelle conclusion en tirer ?

Draymond Green, fortement sceptique il y a encore quelques années, a lui-même reconnu les progrès de Jokic la saison dernière. Dans son podcast, le Draymond Green Show, l’ancien Défenseur de l’année a souligné une évolution évidente dans la défense de l’intérieur.

« Je me suis attaqué à la défense de Jokic. J’ai dit que s’ils voulaient devenir une bonne équipe, il serait le pilier de la défense et devait être bon défensivement. […] Il est venu me voir l’année suivante et m’a dit quelque chose du genre : “J’ai vu ce que tu as dit à propos de ma défense.” Il a dit : “Tu avais raison. Je me suis amélioré”. Je lui ai répondu : “Tu t’es amélioré à 100 %, je t’ai regardé jouer cette année” », raconte le spécialiste des Warriors.

Michael Malone, son coach, est maintenant habitué à répondre à cette question. Sans doute biaisé, mais d’ordinaire très honnête, il plaide en la faveur de son poulain.

« Parfois, je me sens comme Johnnie Cochran (célèbre avocat américain, ndlr), comme si j’étais l’avocat de la défense (de Jokic). Je vais juste laisser le jeu de Nikola parler de lui-même, laisser sa greatness parler d’elle-même. […] C’est un bon défenseur. Vous n’avez pas besoin d’être un grand athlète pour être un bon défenseur », a-t-il assuré, en conférence de presse, cette semaine.

Jamal Murray, son lieutenant, est généralement plus direct. À ses yeux, les critiques sur la défense de son coéquipier sont complètement infondées.

« Ils se basent uniquement sur [quelques] images. Ils ne connaissent pas vraiment le basketball et ne le regardent pas », a-t-il asséné, devant les journalistes.

Bien sûr, si Nikola Jokic peut être considéré d’une certaine manière comme un bon défenseur, c’est grâce au contexte de son équipe. Mais pourquoi cela serait-il une mauvaise chose ? À quelle occasion aurons-nous, dans un futur proche, besoin de déterminer s’il est capable de transposer cela ailleurs qu’à Denver ? Dans le monde réel, le pivot est là où il est, avec l’impact qu’il a. Aller chercher plus loin n’a pas grand intérêt.

La question sera surtout de savoir si les Nuggets parviendront à préserver leur efficacité défensive en playoffs, où les équipes s’adapteront à leur système. Il faudra cependant arriver au bout des 16 matches qui nous séparent de la postseason pour obtenir un début de réponse. Compte tenu de l’effectif, de ses blessures et de sa maturité, les échantillons des années précédentes ne suffisent pas pour anticiper.

La vérité, c’est que Nikola Jokic est probablement un défenseur moyen, avec ses qualités et ses défauts. Cette conclusion est sans doute moins séduisante qu’une hot take catégorique. Elle peut même décevoir, au bout de 2353 mots d’analyse, mais elle reflète la réalité contrastée et complexe du sport.

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