L’affaire Kyrie Irving, une énorme hypocrisie

Si Kyrie Irving a évidemment fait une connerie, toute la gestion de cette histoire est un enchaînement de positions hypocrites.

L’affaire Kyrie Irving, une énorme hypocrisie

Depuis quand Nike se soucie de l’éthique ? C’est la question posée par Jaylen Brown, en réponse à la déclaration du père fondateur de Nike, Phil Knight, au sujet de Kyrie Irving : « Depuis quand Nike se soucie de l’éthique ? » Pour ça, il faudrait déjà que l’équipementier en est, pardon my french, quelque chose à foutre de l’éthique. Mais apparemment oui, du moins selon Knight et la façon dont il justifie la fin du partenariat entre le géant américain et l’un de ses meilleurs « produits », à savoir le meneur des Brooklyn Nets.

« Kyrie a dépassé les bornes. C’est aussi simple que ça. Il a tenu des propos que nous ne pouvons pas tolérer et c’est pour ça que nous avons mis fin à la relation. Je doute que l’on revienne sur notre position. Mais je ne suis pas sûr. »

Une question d’éthique. Paradoxal venant d’une marque accusée par le passé d’exploiter ses travailleurs dans des conditions exécrables depuis les années 70. Paradoxal venant d’une marque un temps accusée de payer des salariés 14 centimes de l’heure en Indonésie plutôt que de faire fabriquer ses chaussures aux États-Unis. Encore plus grave et encore plus étonnant venant d’une marque accusée à une époque de faire travailler des enfants. Paradoxal aussi venant d’une marque accusée encore récemment, en 2020, de profiter de l’esclavage – parce que c’est le mot adéquat pour le travail forcé – de dizaines et dizaines de milliers d’Ouïghours en Chine. Souvent au nom du profit.

Paradoxal et surtout hypocrite. Nike sait prendre les devants pour mener des combats en surfant sur l’éviction injuste de Colin Kaepernick pour redorer son blason. Au final, c’est toujours juste une histoire de fric. Nike n’en a rien à secouer de l’éthique quand ça concerne les droits de l’Homme dans des pays à l’autre bout du monde, au Pakistan, au Vietnam, etc. Et c’est sans parler des conséquences sur l’environnement des méthodes de fabrication des paires de pompes ou même les plans d’optimisation fiscale – une carotte présentée avec des jolis mots – pour élargir encore des bénéfices colossaux.

Quelque part, nous aussi sommes hypocrites, en continuant à porter du Nike. S’il fallait boycotter tout le monde, il faudrait sans doute s’habiller avec des feuilles et du papier carton. Après tout, si Nike veut boycotter Kyrie Irving suite à ses prises de position plutôt floues, pourquoi pas. La marque décide des athlètes avec qui elle veut travailler et ça la regarde. Mais justifier ça par l’éthique reste une vaste blague.

Ça devient le même procédé à chaque fois : un domino tombe, les autres suivent. Le joueur a été suspendu par sa franchise, les sponsors refusent alors d’être associés et se retirent un par un. On peut légitimement se poser la question du retrait de Nike si « Uncle Drew », celui qui a vendu tellement de chaussures et de produits dérivés, n’avait pas été sanctionné par les Nets. Peut-être que la Kyrie 8 serait sur le point de sortir.

C’est la « cancel culture. » Alors, attention, lutter contre cette « cancel culture » revient à très vite rejoindre les rangs des députés d’extrême-droites qui assimilent ça au « wokisme » et balancent plein de termes dont on n’a finalement rien à secouer. De base, le fait de boycotter un individu puissant qui se comporte comme un immense enfoiré est certainement bénéfique. C’est toujours bon de faire tomber des violeurs, des harceleurs, des pédophiles ou des gros fachos. Le problème, avec tout ce qui est bon dans ce monde, c’est que l’Homme finit par le gâcher.

L’humain ne sait pas mettre de nuances ou de limites. On tend toujours vers l’extrême et l’extrême n’est jamais la solution. On peut boycotter à tout va. Sans aucune direction finalement. Juste des moutons qui se suivent les uns les autres. Ça en devient presque ridicule.

Après, ça ne veut pas dire que Kyrie Irving ne mérite pas d’être boycotté ou sanctionné. On va y venir. Mais d’abord, parlons de la NBA elle-même. Elle aussi n’en a rien à faire de l’éthique, elle a un business à faire tourner. Cette ligue qui peut tolérer tant de choses. Du harcèlement sexuel dans les franchises. Des San Antonio Spurs qui, avant de renvoyer Josh Primo, ont d’abord remercié la psychologue à qui il a montré NEUF FOIS sa bite. Des Dallas Mavericks qui ont étouffé pendant des années les plaintes des nombreuses femmes rabaissées, harcelées moralement et physiquement.

Cette ligue qui a laissé Donald Sterling en poste pendant plus de 30 ans alors que tout l’entourage du championnat – joueurs, coaches, dirigeants, journalistes – savait pertinemment qu’il tenait fréquemment des propos et des raisonnements racistes et misogynes (les deux vont souvent de pair). Cette ligue qui a, d’abord fébrilement, mis Robert Sarver de côté sans pour autant oser le bannir mais en le poussant quand même vers la sortie devant le backlash créé en l’absence d’une sanction plus sévère. Ou encore cette ligue dont un autre propriétaire, Joe Tsai, serait pour le coup lui aussi lié au massacre des Ouïghours en Chine.

Cette ligue dont plusieurs des plus grandes stars – Derrick Rose, Kobe Bryant – ont été accusées de viols ? Certains se contentant de payer pour étouffer les histoires et éviter un tribunal pénal ? Doit-on aussi parler des joueurs qui ont frappé leurs femmes ? Des coaches ? Et pourtant, ça ne nous empêche pas de continuer à suivre la NBA et, dans notre cas, carrément d’en vivre.

Deux mois en arrière, Anthony Edwards, lâchait sur ses propres réseaux sociaux (la solution de beaucoup de problèmes dans ce monde revient à fermer les RS mais c’est un autre débat) une vidéo où il filmait des hommes torses nus en claquant un « these queer ass n******. » Propos clairement homophobes, clairement prononcés de sa bouche. Pas via un lien ou quoi que ce soit. De sa bouche. Au final, 40 000 dollars d’amende. Pas de suspension. Alors pourquoi un traitement aussi différent avec Kyrie Irving ? Pourquoi tant d’hypocrisie ?

Déjà sans doute parce qu’Irving, contrairement à Edwards, n’a pas su s’excuser tout de suite. Parce que oui, oh boy, lui aussi est sacrément hypocrite dans cette histoire. Il s’est présenté en victime alors qu’il est le premier à provoquer. Il s’est présenté en leader qui assume ses positions alors qu’il refuse de les expliquer ou de les clarifier. Sans oublier les moments où il accuse les médias de lui inventer une influence quand lui-même se présente comme tel. Ses déclarations qui ont suivi la polémique n’avait rien de courageuses. Il n’a pas défendu sa pensée. Il a juste fuit ses responsabilités, lui qui continue pourtant d’en réclamer.

Mais s’il faut critiquer Kyrie Irving, il serait hypocrite de notre part de ne pas s’en prendre aussi aux Nets à leur encadrement. Déjà parce qu’il n’y a justement aucun cadre à Brooklyn. Mais ça, c’est encore un autre problème et c’est moins dramatique. La gestion de l’affaire a été catastrophique. Ils ont laissé traîner en longueur, tout ça pour faire mine ensuite d’avoir « attendu » les excuses de leur joueur. C’est juste que les dirigeants n’ont pas eu le courage de prendre une décision forte. La communication, prônée par Sean Marks et Steve Nash pour résoudre cette affaire, a été désastreuse.

Les conditions imposées par la franchise pour un retour du bonhomme à la compétition sont elles aussi hypocrites. Elles ne semblent avoir qu’un seul but : continuer de l’éloigner des terrains le plus longtemps possible pour enfin mettre fin à la relation entre le joueur et l’équipe. Si les Nets tiennent tant à se séparer d’Irving – ce qu’ils réfutent publiquement – ils n’ont qu’à le couper ! Son contrat expire à la fin de la saison. Qu’ils le coupent et lui donnent son argent. On verra bien si une autre organisation le signe ou non. Là, en faisant ça, Brooklyn le met sur la touche sans salaire et fait carrément des économies. Tout ça pour garder la face alors que les Nets l’ont déjà perdue.

L’Anti-Defamation League, ou ADL, cette organisation non gouvernementale à qui Irving et les Nets sont censés verser chacun 500 000 dollars – une sacrée différence avec les 40 000 dollars imposés à Edwards pour son insulte – contient elle aussi son lot de polémiques bien hypocrites. Elle est régulièrement accusée de lutter contre les causes des noirs, des gays, des musulmans ou des arabes. Elle a aussi refusé pendant un temps de reconnaître le génocide arménien avant de s’excuser. Comme quoi, le négationnisme et le pardon, ça ne marche que dans un sens. Bref.

Les joueurs NBA ont quant à eux fait la sourde oreille pendant la majorité de cette histoire, sauf maintenant qu’il faut défendre la sanction infligée à Kyrie Irving. Mais avant, pas un mot. Les coaches aussi. Steve Kerr, si prompt à critiquer Donald Trump ou les discriminations, a préféré passer son tour. OK, on ne balance pas les copains. Pas de poucaves. N’empêche qu’aucune voix ne s’est élevée pour clamer haut et fort que partager un documentaire aux théories nazies et antisémites est, dans le meilleur des cas, une très belle idée à la con. Par contre, pour dénoncer les ordures de Sterling et Sarver, là tout le monde s’y met.

Reggie Miller a souligné le silence des joueurs et l’hypocrisie qui en découle. Il s’est fait allumer. Shaquille O’Neal, Shannon Sharpe, Vincent Goodwill sont d’autres consultants ou journalistes noirs qui ont critiqué Kyrie et ils se sont aussi fait allumer. On va y revenir. Mais d’abord Amazon. Le simple fait que le film posté par Irving sur Instagram et Twitter soit disponible sur la plateforme est un problème. L’entreprise s’est plus ou moins défendue en rappelant qu’elle n'avait pas produit le film. La même ligne de défense qu’Irving, mais le boycott en moins. Là encore une belle fumisterie.

Amazon, justement, a été l’un des points centraux des soutiens du joueur. Ils ont pointé du doigt l’hypocrisie qui revenait à condamner Kyrie mais pas Amazon. Mais certains ont-ils conscience de leur propre hypocrisie ? Cette ligne de défense – ce n’est pas machin le problème, c’est Amazon – aurait-elle été communément acceptée si une superstar NBA blanche avait décidé de poster sur ses réseaux un film ou documentaire obscure reprenant tout plein de clichés dégueulasses sur les noirs ?

Je suis blanc et je peux vous garantir que si Doncic ou Jokic, que je m’excuse déjà de prendre injustement en exemple, avait fait un truc comme ça, j’aurais été le premier à les déglinguer. Au final, cette histoire c’est devenu une affaire de couleur de peau et ça ne devrait pas être le cas. Shaq, Sharpe et compagnie auraient dû défendre Kyrie juste parce qu’ils sont noirs ? Ce n’est pas normal.

Mais d’un autre côté, c’est facile et terriblement hypocrite en tant que blanc de critiquer le communautarisme. Rappelons que dans ce monde, des millions de personnes sont encore discriminées, rabaissées, juste parce qu’elles sont noires. Juste parce qu’elles sont noires. Dans ces conditions, on peut comprendre l’intérêt de défendre sa communauté, corps et âmes. Répétons-le : des personnes sont traitées comme de la merde juste parce qu’elles sont noires. Le racisme est un fléau que nous n’avons certainement pas fini de combattre.

Sauf que pour en revenir à Reggie Miller, il avait vu juste : une discrimination reste une discrimination. Et le film partagé par Kyrie Irving est discriminatoire. Il a eu tort. Il s’est excusé. Qu’il soit sincère ou non dans ses excuses, c’est autre chose mais ce serait encore une fois hypocrite de penser qu’il faut des excuses sincères pour avancer et passer à autre chose. Ce qui fait peur, avec cette polémique, c’est de constater à quel point on s’enfonce chacun tête baissée en s’auto enfermant dans des camps. Chacun défend son camp, quitte à devenir irrationnel. On perd tout sens de la réalité et de l’humanité. On devient tous plus hypocrites les uns que les autres. Quelle époque de merde.